La Société canadienne du sang modifie sa politique controversée

 

Par: Alex Dalcourt

« Le don de sang, ça sauve des vies. »

Pourtant, de nombreuses personnes ne peuvent donner leur sang, même s’ils le veulent. Jusqu’au 30 septembre 2022, l’ ancienne  politique [ci-après « la Politique »] en empêchait notamment les hommes ayant eu des rapports sexuels avec un homme [ci-après « HARSAH »] durant les trois derniers mois.

 

Du contexte…

La société canadienne de la Croix-Rouge a perdu le droit de s’occuper de l’approvisionnement national en produits sanguins à la suite de la récolte de sang contaminé par le VIH. En 1998, la Société canadienne du sang a été créée pour la remplacer. Une version de la Politique est en place depuis la création de la SCS. À l’origine, la Politique interdisait totalement aux HARSAH de donner leur sang s’ils avaient eu des relations avec des hommes depuis 1977. Cette interdiction a ensuite été remplacée par une période d’attente ; c’est-à-dire que les HARSAH pouvaient donner du sang s’ils n’avaient pas eu de relations avec des hommes au cours d’une période donnée de dix ans, ramené par la suite à cinq ans, puis à un an, et finalement à trois mois.

 

Ayant fait la demande nécessaire à Santé Canada [ci-après « SC »], la SCS a annoncé qu’elle allait abroger la Politique le 30 septembre 2022[i]. Cette décision est bienvenue puisque, selon moi, la Politique était inconstitutionnelle.

 

J’argumente ceci tout en sachant que la Cour supérieure de l’Ontario a analysé minutieusement la Politique en 2010 et a rejeté chacun des arguments d’inconstitutionnalité[ii]. En effet, les évolutions au cours de la dernière décennie sont venues modifier les fondements de cette décision.

 

L’analyse constitutionnelle…

Pour commencer, rappelons-nous que la Charte canadienne des droits et libertés [ci-après « la Charte »] s’applique seulement aux entités gouvernementales ou aux entités non gouvernementales qui remplissent une fonction gouvernementale. Ici, la SCS remplit une fonction gouvernementale puisque la Politique provient d’un programme gouvernemental déterminé[iii] : le programme d’approvisionnement en sang. La Politique était une mesure implémentée en amont du système au motif allégué d’assurer l’innocuité du sang prélevé (objectif exprimé par le Règlement sur le sang[iv]). En pratique, la SCS ne pouvait changer la Politique sans que SC l’approuve[v], et SC pouvait lui demander d’ajouter à ses critères d’admissibilité si la sécurité de l’approvisionnement en sang le justifiait[vi].

 

Ensuite, l’application de la Charte requiert l’existence d’un droit. Ici, il n’existe pas de droit de donner son sang[vii], mais j’argumente qu’il existe un droit à une évaluation convenable de son admissibilité pour faire un tel don. En effet, la Politique niait aux HARSAH le bénéfice d’être évalués sur une base comportementale plutôt qu’une base identitaire. Du fait de leur identification à un groupe particulier, ils étaient automatiquement désignés comme un trop grand risque pour pouvoir donner leur sang.

 

Le droit à l’égalité… – l’article 15(1)

Dit simplement, l’article 15(1) requiert premièrement que le groupe concerné puisse être comparé à un autre groupe[viii]. Ensuite, il faut démontrer qu’il existe entre eux une distinction fondée sur un motif énuméré par la Charte, ou un motif analogue, c’est-à-dire un motif reconnu par les tribunaux. Finalement, il faut établir que cette distinction est discriminatoire.

 

En comparant les HARSAH avec les hommes hétérosexuels n’ayant eu aucun rapport sexuel avec un homme au cours des trois derniers mois qui désirent donner du sang [ci-après « le Groupe »], la distinction est évidente : aucune politique identitaire n’affectait le Groupe, contrairement aux HARSAH. Le Groupe était plutôt affecté par des politiques en lien avec des choix (comme se faire tatouer ou voyager) ou des événements circonscrits (comme avoir une greffe d’organe ou contracter la chlamydia)[ix].

 

La distinction entre les HARSAH et le Groupe reposait sur leurs différentes orientations sexuelles, qui est un motif analogue[x]. Peu importe si la raison d’être de la Politique était la sécurité ; celle-ci avait un effet préjudiciable disproportionné sur les HARSAH parce qu’ils étaient des HARSAH[xi].

 

Finalement, cette distinction était discriminatoire puisqu’elle renforçait, perpétuait ou accentuait le désavantage des HARSAH[xii]. Tout d’abord, ces derniers faisaient (et font encore) l’objet d’un désavantage historique et préexistant clair[xiii]. En outre, une évaluation non convenable de leur admissibilité engendrait manifestement des conséquences « graves et localisées »[xiv], vu l’effet de la crise du VIH/SIDA sur leur communauté et ses répercussions sur les perceptions de la société quant aux HARSAH et à la qualité de leur sang.

 

En somme, la Politique entraînait un traitement différent envers les HARSAH ; du fait de leur orientation sexuelle, la SCS évaluait leur admissibilité à donner du sang sur la base de leur appartenance à un groupe et non sur le risque réel posé par leurs comportements. Or, la Charte ne permet pas de différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle si cela aggrave la situation du groupe en cause. La Politique était donc, à mon avis, discriminatoire.

 

Une justification…? – l’article 1

Que la Politique soit discriminatoire ne la rendait pas automatiquement inconstitutionnelle. Le gouvernement aurait pu expliquer pourquoi la mise en place d’une telle Politique était justifiée dans une société libre et démocratique.

 

Ici, la question centrale pour déterminer cette justification revient à se demander : « existait-il des moyens moins préjudiciables de réaliser l’objectif législatif? »[xv] Une analyse plutôt souple[xvi] de cette question reconnaît que la Politique tentait de défendre un groupe vulnérable, et que son efficacité ne pouvait être évaluée scientifiquement.

 

L’analyse ne demande pas qu’il n’y ait aucune atteinte aux droits des personnes concernées ; plutôt, la politique en cause doit être la/une des mesures les moins attentatoires à ces droits. Il y a donc un problème lorsque les mesures censées assurer l’objectif n’y parviennent pas, ou de manière nettement inefficace, alors qu’il existe une autre solution bien moins attentatoire aux droits des personnes concernées, au point de rendre les mesures actuelles déraisonnables. Dans ce cas, la mesure peu ou pas efficace sera injustifiable.

 

Cette analyse est largement factuelle. Plusieurs études sur les risques de transmission du VIH ont été publiées dans la dernière décennie. Par exemple, nous savons que la fenêtre sérologique est désormais de seulement neuf jours[xvii]. Cela a conduit plusieurs pays à modifier leurs politiques sur cette question. Ainsi, en 2020, au moins dix-sept pays[xviii] avaient adopté une politique comportementale plutôt qu’identitaire.

 

Ces politiques diffèrent néanmoins. Au Chili, on considère comme un comportement sexuel à risque le fait d’avoir eu des relations sexuelles avec plus d’une personne au cours des douze derniers mois[xix]. En Afrique du Sud, on restreint l’admissibilité des personnes qui ont, dans les six derniers mois, soit commencé une relation sexuelle monogame, soit eu plus d’un partenaire sexuel[xx]. La Lituanie, elle, interroge seulement les donneurs potentiels sur l’existence de relations sexuelles non-protégées au cours des six derniers mois[xxi].

 

Ces politiques sont des exemples de situations où l’objectif déterminé, la sécurité de l’approvisionnement en sang, est néanmoins assuré. Grâce aux avancées scientifiques, entre autres, ces pays peuvent adopter une politique comportementale tout en optimisant les tests à leur disposition pour éviter toute transmission possible du VIH. Par exemple, l’Italie a une politique comportementale depuis 2001 et n’a pas connu d’augmentation disproportionnée de donneurs HARSAH infectés (en comparaison avec les personnes hétérosexuelles)[xxii].

 

Ainsi, la Politique était déraisonnable comparée aux politiques comportementales, qui permettent une atteinte nettement moindre tout en assurant la sécurité des receveurs[xxiii]. En raison des avancées scientifiques, les précautions qu’elle prétendait apporter ne sont plus nécessaires – et il en est de même dans d’autres états occidentaux comme les États-Unis, qui eux aussi suivent encore une politique identitaire[xxiv]. Selon moi, la Politique était donc assurément inconstitutionnelle.

 

Et maintenant? La nouvelle politique…

Depuis le 30 septembre 2022, la nouvelle politique exclut les personnes qui ont eu des relations anales avec une nouvelle ou plusieurs personnes au cours des trois derniers mois[xxv].

 

Comment change-t-elle l’analyse constitutionnelle…?

L’analyse à l’article 15(1) est peu affectée. La nouvelle politique traite moins explicitement de l’orientation sexuelle, mais lorsqu’on parle des relations anales, le résultat est le même : les HARSAH sont affectés de manière disproportionnée.

 

Toutefois, l’atteinte aux droits des HARSAH est différente, ce qui modifie fortement l’analyse à l’article premier sur l’atteinte minimale de la politique, expliquée ci-haut.

 

La nouvelle politique constitue une amélioration. L’ancienne était entièrement identitaire en ne reconnaissant comme admissibles que les HARSAH abstinents. La nouvelle politique admet au moins les HARSAH en couples monogames.

 

Sans reproches? Certainement pas…

La nouvelle politique n’est quand même pas sans reproches et soulève toujours des questions[xxvi] : alors que toutes les relations avec de nouveaux partenaires causent un risque de transmission du VIH, elle vise seulement les relations anales. En cela, elle diffère des politiques en place au Chili[xxvii] ou en Afrique du Sud[xxviii], par exemple.

 

Bien que les relations anales propagent le VIH plus facilement, ceci n’est pas la seule variable. Par exemple, l’utilisation d’un condom élimine presque entièrement les risques de transmission. D’ailleurs, les HARSAH sont plus susceptibles de se faire dépister régulièrement pour le VIH. En effet, on estimait en 2014 que plus de personnes qui ignoraient leur séropositivité avaient contracté le VIH par le biais de relations hétérosexuelles que par le biais de relations homosexuelles[xxix].

 

Bref, malgré l’amélioration apportée par la nouvelle politique, j’estime que le don de sang par les HARSAH demeure un point contentieux et que la nouvelle politique fera aussi l’objet d’analyses constitutionnelles théoriques.

 

L’auteur est un diplômé du programme de common law en français à l’Université d’Ottawa (2022). Il remercie le Professeur Yan Campagnolo pour son aide réfléchie et son soutien indéfectible lors du processus de rédaction et de révision de ce texte. Il remercie aussi un de ses pairs, qui a fourni des suggestions attentionnées pour améliorer le texte. Finalement, il remercie le Professeur Kyle Kirkup pour ses conseils utiles et son soutien lors de la rédaction du travail qui a inspiré ce texte.

Les opinions exprimées dans ce texte appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas celles de son/ses poste(s) ni de son/ses institution(s) affiliée(s).

[i] Société canadienne du sang, « La Société canadienne du sang éliminera le critère d’admissibilité visant spécifiquement les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes », Société canadienne du sang (28 avril 2022), en ligne : <https://www.blood.ca/fr/notre-sujet/ressources-pour-les-medias/salle-de-presse/la-societe-canadienne-du-sang-eliminera-le> [SCS-nouvelle].

[ii] Canadian Blood Services / Société canadienne du sang v Freeman, 2010 ONSC 4885 au para 3 [Freeman].

[iii] Eldridge c Colombie-Britannique (PG), [1997] 3 RCS 624, 151 DLR (4e) 577 au para 43.

[iv] DORS/2013-178.

[v] Voir Canada, Santé Canada, Ligne Directrice : Règlement sur le sang (lignes directrices) mis en vigueur le 23 octobre 2014 aux arts 6, 9, en ligne : <https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/medicaments-produits-sante/produits-biologiques-radiopharmaceutiques-therapies-genetiques/information-demandes-presentations/lignes-directrices/reglement-sang/ligne-directrice-reglement-sang-1.html> ; Gouvernement du Canada, « Sommaire de décision réglementaire – Modification du délai d’interdiction des HARSAH au don de sang – Santé Canada », Santé Canada (15 avril 2019), en ligne : <https://hpr-rps.hres.ca/reg-content/sommaire-decision-reglementaire-detail.php?linkID=RDS00518> [Sommaire].

[vi] Canada (PG) c Karas, 2021 CF 594 au para 46.

[vii] Freeman, supra note 2 aux para 401–403.

[viii] Voir par ex Withler c Canada (PG), 2011 CSC 12 au para 69 ; Centrale des syndicats du Québec c Québec (PG), 2018 CSC 18 au para 33 [Centrale].

[ix] Voir Société canadienne du sang, « L’abc de l’admissibilité », Société canadienne du sang (2020), en ligne : <https://blood.ca/fr/sang/puis-je-donner/labc-de-ladmissibilite>.

[x] Vriend c Alberta, [1998] 1 RCS 493, 156 DLR (4e) 385 au para 107 [Vriend].

[xi] Centrale, supra note 8 aux para 28–29.

[xii] Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30 au para 20.

[xiii] Voir par ex Egan c Canada, [1995] 2 RCS 513, 124 DLR (4e) 609 aux pp 600–601.

[xiv] Ibid à la p 556.

[xv] Alberta c Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37 au para 53.

[xvi] Voir par ex Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11 au para 106 [Whatcott].

[xvii] Voir Jacques Gallant, « Canada’s new blood donor policy still excludes many gay and bisexual men, critics say », Toronto Star (6 mai 2022), en ligne : <https://www.thestar.com/politics/federal/2022/05/06/canadas-new-blood-donor-policy-still-stigmatizes-people-with-hiv-critics-say.html> [Gallant]. Voir aussi Sommaire, supra note 5.

[xviii] Rachel Savage et Elsa Ohlen, « What are the blood donation rules globally for gay and bisexual men? », Reuters (11 mai 2020), en ligne : <https://www.reuters.com/article/us-global-lgbt-health-factbox-trfn/what-are-the-blood-donation-rules-globally-for-gay-and-bisexual-men-idUSKBN22N2GS> [Savage].

[xix] Elizabeth Trovall, « Gays and lesbians in Chile now allowed to donate blood ». Santiago Times (25 avril 2013), en ligne : <https://web.archive.org/web/20150428040920/http://santiagotimes.cl/gays-and-lesbians-in-chile-now-allowed-to-donate-blood/> [Santiago Times].

[xx] Luiz DeBarros, « SA Finally Ends Gay Blood Donation Ban », Mamba Online (20 mai 2014), en ligne : <https://www.mambaonline.com/2014/05/20/sas-gay-blood-donation-ban-finally-ends/> [Mamba Online].

[xxi] Domantas Katelé, « Sveikatos apsaugos ministerija ruošiasi leisti homoseksualiems asmenims aukoti kraujo », LRT (15 décembre 2021), en ligne : <https://www.lrt.lt/naujienos/sveikata/682/1565237/sveikatos-apsaugos-ministerija-ruosiasi-leisti-homoseksualiems-asmenims-aukoti-kraujo>.

[xxii] Suligoi B et al, « Changing blood donor screening criteria from permanent deferral for men who have sex with men to individual sexual risk assessment: no evidence of a significant impact on the human immunodeficiency virus epidemic in Italy », National Center for Biotechnology Information (11 juillet 2013), en ligne : <https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/23867178>.

[xxiii] Whatcott, supra note 16.

[xxiv] Savage, supra note 18.

[xxv] SCS-nouvelle, supra note 1.

[xxvi] Voir Gallant, supra note 17 ; Emma Prestwich, « Canadian Blood Services’ policy change still stigmatizes queer community, says HIV/AIDS advocate », Broadview (6 mai 2022), en ligne : <https://broadview.org/canadian-blood-services-blood-ban/>.

[xxvii] Santiago Times, supra note 19.

[xxviii] Mamba Online, supra note 20.

[xxix] Voir Canada, Agence de la santé publique du Canada, Résumé : estimations de l’incidence de la prévalence, et de la proportion non diagnostiquée au VIH au Canada, 2014 (rapport) à la p 4.